FOULES

Photographie

1985 / ...

Envisager : les panoramiques agoraphiles de Marc Guillorel


« Emportés par la foule, qui nous traîne, nous entraîne… », chantait Édith Piaf, sur un air de valse tragique… Quoi que fassent les populistes pour nous vendre cette idée fausse, la foule n’est que rarement le peuple : elle est même souvent le contraire. « Cohue inepte, insensée, féroce » elle « trahit le peuple », assène Victor Hugo dans L’Année terrible. Comme tous les animaux grégaires, les hommes jouissent de faire meute, dissolvant leur âme dans celle de la masse, du mouvement collectif, dont le paroxysme est l’émeute. Si elle effraie, c’est que la foule n’a jamais d’état d’âme, n’étant la plupart du temps qu’un faux-semblant d’âmes unies, sauf dans les situations de silence recueilli. Il y a même de quoi y perdre la sienne : c’est pourquoi « Jouir de la foule est un art », écrit ironiquement Baudelaire (Spleen de Paris), qui lui ferme résolument sa fenêtre : « l’émeute, tempêtant vainement à ma vitre / Ne fera pas lever mon front de mon pupitre. » (Paysage). Aussi bien, photographier une foule, c’est se demander : quel est le sens d’une masse humaine, qu’est-ce qu’il demeure de l’âme des personnes qui s’y sont fondues ?…

Pour cela, pas d’autre solution que de prendre du recul. Les photos conçues et exposées par Marc Guillorel sont le fruit d’une double détente. Quelques années après les avoir capturées, sans les exploiter immédiatement, il a numérisé les négatifs, puis s’est détaché de l’esprit de la photographie initialement prise selon les normes du 24/36. L’adoption du format panoramique a permis de retailler dans l’image matricielle, en profitant de la largeur de focale propre à l’objectif de 35 mm pour aplatir davantage les perspectives et rapprocher les uns des autres les protagonistes, à savoir les personnages et leur photographe. Dans ces conditions, si l’image en 6x18 respecte les proportions de la matrice initiale, c’est cependant une toute nouvelle scène qui se déploie : au lieu que la foule noie les individus, c’est elle qui est comme dissoute, tandis qu’est restaurée la possibilité d’un échange de regards, d’une relation d’homme à homme, celle justement que la foule avait « emportée »…

Quand, pour sauver son âme, Baudelaire se réfugiait derrière sa vitre, Marc Guillorel, moins misanthrope, rouvre sa fenêtre panoramique, et découvre des visages, ceux que leur immersion dans la foule avait fait perdre aux individus qui la composaient. L’on peut appeler cette opération « Envisager », en conférant au mot « visage » le sens que lui donnait Emmanuel Lévinas, celui d’un mouvement de soi-même en direction de la trace de l’Autre, qui conditionne toute éthique.

Jean Pierre Montier

Orangerie du Thabor. Rennes. du 9/10 au 22/10/2023.