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HORAS TRISTES

Argentine, 1989

8 juillet : prise de pouvoir du Président Menem

EXPOSITIONS

# Péniche Spectacle Rennes, du 01/02 au 20/04/2024

Consulter le texte original de Julio Schvartzman :

Marc Guillorel était en Argentine en 1989 et a assisté aux vicissitudes d'un pays ravagé par l'hyperinflation, la misère et le désespoir, et qui dans ces conditions tentait, parmi les options électorales possibles, un changement de cap drastique qui ne marcherait pas non plus. Le samedi 8 juillet, jour de l'investiture de Carlos Saúl Menem, son appareil photo très affairé enregistre les mouvements des gens dans le centre de Buenos Aires. Avec l'instinct d'un photojournaliste et le cadrage d'un artiste, il saisit des groupes de personnes dans l'expectative, derrière des panneaux ou des affiches où un homme politique au visage jeune, encadré de rouflaquettes et pas encore érodé par la dégradation, pose à côté d'un slogan qui énonce, avec la certitude joyeuse d'une publicité pour un shampoing : "Avec la dignité du travail, l'avenir revient chez vous". Abritée par les ailes immenses d'un des condors de la fontaine de la Plaza de los Dos Congresos, une partie de la population se blottit comme pour prendre la pose. Des manteaux pour tenter de lutter contre un hiver profond. Seul un groupe de la Croix-Rouge partage des sourires : des filles pour la plupart, qui semblent fêter un trait d'esprit. Des enfants perchés sur des corniches devant des immeubles. Dans un vieux bus, un manifestant égaré regarde par la dernière fenêtre. La police ici et là, vérifiant par métier sans beaucoup de conviction. L'avenue du 9 juillet aussi dégagée qu'au petit matin. Des banderoles de conception artisanale et individuelle exprimant le sentiment péroniste. Foulards, bandeaux avec des slogans, bérets.

Le témoignage gagne en force lorsqu'il s'éloigne de cette cérémonie singulière. En léger contrepoint, un bus 29 quitte la Plaza de Mayo en direction du nord. Par deux : deux adolescentes blondes en uniforme d'école publique bilingue ; deux vieilles sœurs, bien emmitouflées, sérieuses, sévères. Un garçon à vélo sur la Costanera, avec en toile de fond le fleuve et l'ombre longue du coucher de soleil. Un autre cycliste roule sur fond de marché Abasto désert, alors qu'il avait cessé de fonctionner mais n'était pas encore un centre commercial, à peu près à l'époque où Pino Solanas l'a choisi pour quelques séquences de "Sur" . Le ferry du Riachuelo, la rue Caminito et ses emblèmes. Un bateau transporteur de troncs, dans le Delta, presque en lévitation sous l'effet d'une grande vague, recrée le génie délirant de Fermín Eguía.

Quatre pages s'attardent sur la pente de la rue Perón, entre Leandro Alem et Sarmiento. L'asphalte et la construction recouvrent un paysage sculpté par les eaux de la rivière depuis des milliers d'années. Guillorel choisit l'ascension dans ses prises de vue, peut-être parce qu'il est plus intéressé par la tension de vaincre la gravité que par la précaution de l'amortir dans la descente. La décomposition du mouvement en une illusion d'arrêt de la marche est si claire qu'elle pourrait être l'une des 24 images/seconde du cinéma. L'appareil photo s'installe sur le trottoir Est, d'où les silhouettes se découpent sur l'immeuble Mihanovich, dont le développement latéral transforme les pleines fenêtres du rez-de-chaussée, à mesure que la pente monte vers la rue 25 de Mayo, en petites fenêtres, simples entrées de lumière vers les demi-étages du sous-sol.

Je l'ai traversée des milliers de fois, en me rendant à l'Archivo General de la Nación, sur Alem, ou aux Instituts de la Faculté, sur 25 de Mayo, ou au maintenant disparu bar Salisbury, où Balbino, le serveur évangéliste, interrompait ma lecture pour me parler, on ne sait pourquoi, de Ruth de Moab et de l'ascendance du roi David. Cependant, je n'ai jamais découvert la magie du lieu comme l'a fait le regard de Marc il y a plus de trente ans. Soudain, son objectif se débarrasse de toute humanité et s'arrête sur un chien. Déjà maître de la chaussée solitaire, l'animal profite de l'un des rares moments de la semaine où aucun véhicule ne menace son itinéraire routinier à travers la City. Maintenant, comme à d'autres occasions, l'obturateur obtient une exposition différente de celle choisie pour les passants affairés de la pente ; il ne cristallise pas les fractions supposées immobiles du mouvement : il le représente dans l'évanescence des contours flous de la créature. Déjà fantôme de lui-même, le petit chien est et n'est pas, il vient de et va vers, à bon rythme, toujours en montée. C'est la photo que je choisis, ma préférée. Voilà mon 8 juillet 89 : un passage incertain, fugace, rien à célébrer.

"Milonguero", Guillorel tire son titre d'un tango justement oublié de 1926, sur une musique de Vicente Spina et des paroles d'Eugenio Cárdenas, mais avec une version intéressante de Rosita Quiroga. Mais bien sûr : quelque chose a dû résonner en lui, pour qu'une histoire d'amour faisant appel aux conventions du genre fonctionne pour lui comme un emblème d'un certain humour social argentin de la fin du siècle.

Julio Schvartzman

Extrait et traduit de :http://bazaramericano.com/resenas.php?cod=983&pdf=si

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